Pour la première fois depuis mon arrivée en Syrie, j’ai passé mes premières vacances ici la semaine dernière. J’avais au départ prévu d’aller en Égypte pour les vacances de Toussaint, mais comme nous avons dû retarder notre rentrée au lycée français de Damas, les vacances de Toussaint ont été tronquées, comme le seront celles de février. Ne restait donc « que » 6 jours de vacances. Même si j’avais très envie de retourner en Égypte voir mes amis, je n’étais pas mécontente de rester à Damas. Je viens d’arriver et j’ai plaisir à être ici, les vacances étaient donc l’occasion de profiter de mon nouveau pays d’accueil.

Le jeudi des vacances était aussi un jour de fête nationale puisque c’était le Mawlid Al-Nabi, c’est-à-dire l’anniversaire du Prophète Mohamed. C’est un jour important pour les musulmans et il est célébré dans de nombreux pays. Je suis donc allée me promener dans la ville pour voir les célébrations. La coutume ici est d’acheter des sucreries pour les partager avec ses proches. Nous nous sommes donc rendus avec des amis dans le quartier populaire de Midan qui avait sorti ses plus belles et lumineuses décorations.

Je vous rassure, nous portions tous le masque, bien que nous étions les seuls. Ici c’est un peu comme si le Corona n’existait, à part à l’école où toutes les précautions sont prises (masques, portique aspergeant à l’entrée, gel hydroalcoolique dans toutes les pièces, aération et désinfections quotidiennes des salles de classe et autres, etc.), le reste de la ville ne semble pas affecté. Peu de personnes portent le masque dans la rue, les transports sont bondés, tout est ouvert et il n’y a ni confinement, ni couvre-feu. Nous prenons donc individuellement les précautions nécessaires afin de nous protéger mais la vie continue pour le moment sans être spécialement perturbée.

Le lendemain, je devais me lever tôt pour rejoindre une de mes collègues, Rocio, péruvienne et syrienne, professeure d’espagnol à l’école et en dehors, qui avait organisé un petit voyage de deux jours dans le nord-ouest du pays pour ses étudiants (tous adultes et syriens). Le rendez-vous était donné entre 7h et 7h30 devant le Ministère du tourisme. Malgré cet horaire très matinal, j’étais la première à traverser Damas dans la lumière du matin et à arriver au point de rendez-vous. M’ont rapidement rejoint les seize étudiants de Rocio, Rocio elle-même, puis notre collègue Soulafa, la professeure d’arts plastiques, qui se joignait également à nous pour ce petit road-trip. A mon grand étonnement personne n’est arrivé en retard et le bus partit donc à 7h30.

Il ne nous a pas fallu longtemps avant d’atteindre « l’autre Syrie », celle de la guerre. J’ai tendance à l’oublier dans mon confortable quotidien damascène, mais la Syrie sort de 10 ans de guerre. Ce matin-là, impossible d’y échapper, la réalité me rattrapait de plein fouet. On m’avait prévenue que la périphérie de Damas était très touchée et qu’on se retrouvait vite dans ces quartiers entièrement détruits. Pourtant cela n’a pas atténué le choc. J’ai eu l’impression d’être projetée dans une autre réalité au détour d’une route. Je rêvassais en regardant passivement le paysage quand les premiers immeubles sont apparus. C’est comme un village fantôme. Il n’y a plus rien, plus rien qui ne rappelle la vie, plus rien qui ne rappelle que des gens ont vécu là, que c’était leur quartier, qu’ils y avaient leurs habitudes, qu’ici se sont joués des banalités de la vie quotidienne, des joies, des peines, des histoires de famille, de voisinage. Plus rien, tout est emporté. Des effets personnels aux matériaux des maisons, il ne reste qu’un squelette froid percuté par les bombes et les balles. Et peut-être que c’est mieux ainsi d’ailleurs, il est de cette manière plus difficile d’imaginer les drames qui se sont déroulés dans ces lieux.

Quand nous sommes passés dans ces quartiers, j’ai observé ce paysage mais j’ai aussi observé le visage des personnes qui m’entouraient. Que ressentaient-ils ? Quelle a été leur vie pendant la guerre ? Est-ce qu’ils souffrent ? Est-ce qu’ils sont dans le déni ? Est-ce qu’ils sont habitués à ces scènes ? Est-ce qu’on s’habitue un jour ? Je ne leur ai pas demandé. J’ai parlé un peu avec eux de ce moment où nous sommes passés à travers les ruines mais je n’ai pas pu poser beaucoup de questions, c’est beaucoup trop délicat. Je ne connais rien de leur vie et je ne sais pas ce qu’une de mes questions, peut-être même anodine, pourrait déclencher dans leur inconscient et provoquer chez eux comme réaction. J’ai donc simplement observé ces visages graves.

Pourtant, une fois les immeubles détruits passés, l’ambiance a changé dans le bus. On a beau être dans un pays qui vient de vivre dix ans de guerre, on n’oublie pas comment s’amuser. On le sait peut-être même mieux que personne. On branche le téléphone à l’enceinte portable et on lance les premières chansons. La plupart sont des chansons égyptiennes – très populaires partout dans le monde arabe. On chante, on danse, on rit et on en oublie ce qui nous entoure. Ça peut paraître bizarre toute cette joie de vivre au milieu d’un tel contexte mais je crois que c’est en réalité une nécessité.

Ce genre de scènes, j’en ai vécu des tas. Le jour où j’ai compris l’importance de la musique et du rire pour les Arabes en particulier, c’était il y a presque trois ans en Palestine. Je revenais d’une manifestation en faveur de la libération d’Ahed Tamimi, cette adolescente palestinienne qui avait été arrêtée et emprisonnée parce qu’elle avait giflé un soldat israélien qui s’était introduit chez elle pour arrêter son cousin de façon arbitraire, scène trop peu banale en Palestine. Nous étions dans le village d’Ahed, tous les membres du Comité de Libération de la Palestine, leaders et bénévoles, étaient présents. Nous avons marché et manifesté mais l’armée israélienne nous attendait vers la sortie du village, et nous avons été violemment attaqués. Ce jour-là, plusieurs personnes ont été évacuées vers des hôpitaux, le clash entre manifestants et armée avait été très violent. La journée avait été rude. Pourtant, dans le bus qui nous ramenait vers Naplouse ce soir-là avec les membres de l’association pour laquelle j’étais bénévole, le bus s’est empli de musique, de chants, de danses et de rires. Comme si cette journée n’avait pas existé, et en réalité parce qu’elle avait existé, nous nous devions d’être vivants et de vivre pleinement face à l’horreur de l’occupation.

La vie plus forte que le désespoir, plus forte que tout.

Je n’ai également jamais autant chanté qu’avec mes amis révolutionnaires en Égypte, ceux qui ont vécu quatre années de batailles dans les rues, face à leur propre gouvernement qui leur tirait dessus, à l’armée qui leur roulait dessus avec les chars, les arrêtait, les torturait, les emprisonnait. Ceux qui ont vu leurs amis être défigurés, emprisonnés ou tués. Après les confidences, rarement racontées dans un registre tragique car les Égyptiens ont cela de plus que l’humour est leur meilleur allié, nous nous mettions souvent à chanter, dans les rues du Caire ou sur une felouque sur le Nil.

Je suis donc dans ce bus en Syrie à chanter mes chansons égyptiennes préférées. Au bout d’un moment nous nous arrêtons dans un restaurant au bord de la route pour prendre un petit-déjeuner : labneh, omelette, tomates, concombres, fromage (d’ici), olives et hummus, et mon indispensable café. Puis nous nous remettons en route en direction de notre première destination : le Krak des Chevaliers, forteresse médiévale, symbole de puissance des Francs pendant les Croisades. C’est le seul monument que Salah El Din (mon mari dans une autre vie) n’a pas réussi à libérer malgré un siège d’un mois (bon il a libéré Jérusalem, on va lui pardonner hbibi <3). Avant d’arriver au Krak, il faut monter jusqu’au sommet de la montagne, sur le chemin, on traverse un village lui aussi bien touché par la guerre. Quelques habitants erraient cependant ici et là, et quelques rares « magasins » (avec des produits de première nécessité ou bien des sortes de fripes) étaient ouverts. Quelques habitations semblaient être en rénovation et regagner également leurs couleurs.

Enfin nous arrivons au Krak, impressionnant vestige d’une époque révolue.

Nous sommes ensuite allés visiter le Monastère Saint-Georges. J’aime ces endroits hors du temps et de l’espace. Une fois à l’intérieur, il est presque impossible de dire dans quel endroit du monde on se trouve, et à part quelques indices disséminés ici et là, à quelle époque nous sommes. En plus Saint Georges, je l’aime bien, les illustrations le mettant en scène terrassant le dragon sont souvent très cool. Il semble être particulièrement populaire au Moyen-Orient (il y a tout un quartier dédié au Caire – Mar Girgis).

Et en sortant : le plus cool de tous les bus. <3


Après la visite, c’était déjà la fin de l’après-midi, l’heure de prendre le déjeuner (bah oui 18h c’est un horaire normal pour déjeuner). Nous sommes allés dans un restaurant tout près du Monastère. Personne n’a aimé la nourriture, sauf moi (bizarrement). J’ai profité de ce moment pour essayer de mieux connaître mes compagnons de voyage. Tout le monde parlait anglais ce qui rendait la tâche plus facile. Par contre je me rends compte que j’ai du mal à poser des questions aux Syriens que je rencontre. Je ne sais pas si c’est le fait d’être déstabilisée car je suis dans un pays dont je ne connais que peu de choses, la peur de dire une bêtise (moi qui répète toujours à mes élèves qu’il n’y a pas de questions idiotes), je marche sur des œufs, je n’ose pas poser certaines questions de peur de froisser les personnes que je rencontre. Un exemple type c’est comment appeler la période de dix ans que la Syrie vient de vivre, certaines personnes disent clairement « la guerre », d’autres la nomme « la crise ». Et derrière un simple mot peuvent se cacher tant d’émotions que je n’ose souvent pas aller plus loin. C’est aussi ma manière de fonctionner, j’aime prendre le temps d’observer pour être sûre de ne pas être complètement à côté de la plaque. Je devrais peut-être aussi arrêter de me poser autant de questions…

Une fois le repas terminé, nous sommes partis nous installer à l’hôtel pour la nuit. L’arrivée dans la chambre nous a valu un sacré fou rire avec Soulafa (ma collègue d’arts plastiques et amie) quand on a découvert l’état des chambres : de la poussière partout, le frigo dégoutant, les lumières qui ne fonctionnent pas, quasiment pas de place pour se déplacer… Nous avons demandé à changer pour une chambre un peu plus propre et plus spacieuse. Par contre nous n’étions pas sures que le balcon serait toujours là à notre réveil vu son état. De toute manière, il fallait passer par la fenêtre pour le rejoindre (c’était vraiment le seul moyen, pas d’autre entrée !) et nous n’avons pas tenté. Nous avons passé la soirée entre rires et confidences, parmi les meilleurs moments des voyages.

Le lendemain, après avoir pris notre petit-déjeuner (avec 1h30 de retard), nous nous sommes finalement mis en route pour aller visiter des grottes incroyables et le coin de Mashta el Helwu avec son village typique et des petits restaurants près de l’eau comme celui dans lequel nous avons déjeuner et profiter du paysage pendant quelques heures avant de nous remettre en route vers Damas.

J’ai adoré sortir de Damas pour commencer à découvrir d’autres facettes de ce pays, et j’ai hâte de repartir bientôt à la conquête de la Syrie. Plus le temps passe et plus j’en découvre les richesses. Cela fera d’ailleurs deux mois que je vis à Damas dans quatre jours ! La prochaine chronique syrienne sera donc consacrée à un premier bilan de mon expérience syrienne. A dimanche prochain !

Chronique syrienne #4 – Vacances en Syrie !