Le week-end dernier, je suis allée rendre visite à une amie et passer le week-end à Alep. Il a déjà fallu trouver comment se rendre à Alep. Il y a un système de bus mais le trajet, qui prend environ 4h30 en voiture, prend environ 8/10 heures avec ce moyen de transport. Comme je ne partais que pour le week-end, ce n’était vraiment pas rentable. L’autre solution possible était donc le taxi. Plusieurs possibilités : on peut réserver le taxi pour soi tout seul ou bien le partager avec d’autres personnes. Le taxi collectif est un moyen de transport très répandu dans le monde arabe. Souvent il y a une station de taxis où les taxis attendent que le taxi se remplisse et lorsqu’il est plein, on peut démarrer. Ça peut parfois prendre du temps et il faut généralement s’armer de patience. Il en est d’ailleurs de même avec les microbus. C’était mon moyen de transport favori entre Le Caire et Alexandrie par exemple où j’allais régulièrement passer le week-end lorsque j’habitais en Egypte.

A priori ici, les bus étaient trop longs et pas de microbus, je me suis donc rabattue sur la solution du taxi. On m’a trouvé un taxi collectif qui partait depuis le parc Tishreen dans le centre-ville. Jeudi après-midi avec les cours, Ziad et Nadia, mes collègues, m’ont donc gentiment accompagnée jusqu’au taxi. Et là, les péripéties commencent : le taxi ne démarre pas, la batterie est à plat. Le chauffeur demande donc à Ziad s’il a des pince-crocodiles et le voici donc à dépanner le taxi qui doit m’emmener à Alep… Je me pose quelques minutes la question de savoir si je veux vraiment aller à Alep et faire 4h30 de route avec un taxi qui ne démarre déjà pas de sa position de départ et risquer de me retrouver coincée et seule au beau milieu de la Syrie.

Finalement après un certain temps, le taxi démarre et je décide de faire confiance à la vie. Je monte dans le taxi et je pars donc en direction d’Alep.

Au bout d’1h30 de trajet, nous nous arrêtons pour une petite pause pipi / café. Mais au moment de repartir, c’était prévisible, impossible de faire redémarrer le taxi. Tous les passagers s’y mettent pour tour à tour regarder sous le capot, essayer de faire démarrer le taxi, mais malgré les « Bismillah » d’usage, rien n’y fait, le taxi ne redémarre pas et pas de pinces à l’horizon. Finalement au bout d’un moment, les hommes décident de pousser le taxi (je suis toujours à l’intérieur en train d’observer tout ce manège et de croiser les doigts) et, miracle !, il redémarre.

Le souci du détail : les calligraphies jusque sur les camions.

Pendant le trajet, le chauffeur parle tellement fort que je dois mettre mes écouteurs, parfois même sans écouter de musique, juste pour atténuer le son de sa voix et ne pas avoir mal à la tête. Je regarde le paysage et les hommes discutent. On parle du prix de l’essence, on fait l’inventaire des connaissances peut-être communes. « Tu connais Abu Jihad ? » demande le chauffeur de taxi. L’autre réfléchit puis répond finalement que non. « Mais si celui qui est blanc, le Kurde. » L’autre répond que oui mais j’ai plus l’impression que c’est pour se débarrasser du chauffeur de taxi un peu trop bavard qui continue pourtant : « Bon tu le connais mais tu le connais d’où ? Et Mohamed, tu le connais ? ».

Je les laisse à leur discussion et je m’en retourne à mes pensées. Je regarde parfois la vitesse sur le compteur, l’aiguille s’affole entre 120 et 140 kilomètres/heure incapable de se stabiliser. Ce n’est qu’un des nombreux problèmes du taxi. Mais au-delà de l’aspect comique de la situation, se traduit une bien triste réalité car ce chauffeur n’a certainement pas les moyens de faire réparer son taxi et encore moins de le changer. Alors il rafistole, il tient le coup. C’est le système D. En ce moment au niveau des transports en commun, en raison de la situation toujours tendue à cause du manque d’essence, il n’y a que très peu de transports en commun comme les microbus, même à l’intérieur des villes. J’ai entendu plusieurs témoignages, dont ma prof d’arabe qui me disait que son fils avait mis deux heures pour rentrer à la maison depuis l’université car il ne trouvait pas de microbus. Tout ça pour un trajet de 20 minutes. On observe facilement la cohue lorsqu’un microbus arrive, tout le monde est obligé de se ruer dessus pour espérer avoir une place. La situation économique est terrible, en raison des sanctions économiques sur le pays, la livre syrienne ne fait que chuter alors que les prix, eux, ne cessent d’augmenter. Une grande partie de la population se retrouve donc prise à la gorge.

Nous avançons sur le trajet et nous ne sommes plus très loin d’Alep. Nous avons passé environ 8 ou 9 checkpoints militaires. A chaque fois, il faut s’arrêter, montrer ses papiers (rarement les miens d’ailleurs), souvent ils vérifient l’intérieur du coffre avant de faire une tape sur le taxi pour lui signifier de repartir. Une fois ou deux le chauffeur donne un bakchich.

J’arrive finalement à Alep vers 21h et je retrouve mon amie Mylène que j’avais rencontrée au lycée français de Damas. Lorsque j’arrive chez elle, et comme ce sera le cas pendant une grande partie du WE, l’électricité est coupée. Comme à Damas, l’électricité est rationnée mais ici les coupures sont plus longues et plus régulières. Nous commençons à diner dans une ambiance tamisée avant que l’électricité ne revienne finalement un peu plus tard. Au programme du repas : de la charcuterie ! Il y a une grande communauté chrétienne et surtout arménienne à Alep, ce qui permet de trouver ce genre de nourriture. Nous nous retrouvons avec grand plaisir autour de ce bon repas et discutons quelques heures avant d’aller nous coucher. J’ai besoin de dormir après ce voyage.

Le lendemain, Mylène me fait découvrir sa ville. Nous partons en voiture dans la ville en direction de l’est de la ville. Le temps a décidé de rajouter à l’atmosphère morose de la ville : le ciel est très gris et il pleut. Très vite, de nombreux bâtiments détruits apparaissent. Nous sommes pourtant en plein cœur de la ville. Nous passons à travers divers lieux, l’ancienne rue des banques, le long de la citadelle, le centre-ville et l’hôtel Sheraton miraculeusement épargné… Tous détruits. Nous traversons ensuite l’ancienne vieille ville touristique désormais en ruine. Il n’y a qu’un chemin dégagé pour se frayer un passage au milieu des débris. A un moment-donné, j’aperçois deux personnes assises dans leur « salon » au milieu de ces ruines : une partie du toit est effondrée, il n’y a plus de fenêtre, bien sûr aucun meuble ou objet qui rappelle que ce fut un jour leur appartement.

Le choc est total. Je savais que la ville avait beaucoup souffert de la guerre et qu’une partie avait été détruite, mais je ne pensais pas que le chaos était autant « central ». A Damas, le centre-ville a été relativement préservé même si des obus et des attaques à la bombe ont éclaté ici et là (ce qui n’est déjà pas rien, soyons clair !). Mais à Alep, la guerre n’a pas seulement touché, elle a pulvérisé le cœur de la ville.

Nous garons la voiture et allons marcher un peu dans les coins moins touchés de la ville. Peu à peu, je le verrai tout au long du week-end, la vie reprend ses droits et certains bijoux sont rénovés. Nous nous rendons dans un de ces petits bijoux : l’Institut de tourisme que mon amie a monté il y a 20 ans. C’est une merveille architecturale. Le lieu a été touché 3 fois par des obus pendant la guerre et a depuis été rénové. Il accueille des étudiants en tourisme qui préparent l’équivalent d’un BTS. Autrefois l’Institut était jumelé avec un établissement similaire à Paris et de nombreux échanges étaient organisés. Aujourd’hui, même si le jumelage existe toujours, les échanges ne sont évidemment pas possibles. C’est un petit havre de paix au milieu de ce chaos. Car derrière, c’est justement la vieille ville dévastée.

Nous continuons notre visite dans une partie des souks qui a été moins endommagée, mais la plupart des boutiques sont vides. En plus des conséquences matérielles de la guerre, il y a les conséquences économiques mais également l’impact du corona qui s’ajoute à cela. Quelques rares boutiques ont tout de même ouvert leurs portes. Plus loin, nous passons près de la très belle horloge restaurée, juste à côté du Sheraton, puis devant une très belle mosquée rose avec la pierre traditionnelle d’Alep et l’hôtel Baron qui a changé de propriétaire.

Les nouveaux proprios de l’hôtel Baron sont plutôt cool.

Nous passons acheter les meilleurs sandwichs au sujuk (des sortes de saucisse) et mortadelle chez le meilleur vendeur de sujuk du coin puis nous rentrons un peu à la maison nous reposer.

Plus tard, nous nous rendons à l’école des Franciscains rendre visite aux sœurs. J’ai une petite passion pour les bonnes sœurs depuis que j’ai travaillé avec elles au Collège de la Mère de Dieu au Caire et je suis contente de rencontrer des religieuses en Syrie. Nous sommes accueillies par sœur Antoinette que mon amie connait bien. Sœur Antoinette est originaire de Homs. Elle a été missionnaire en Italie, en Tunisie et même en Égypte, et elle est désormais ici à Alep. Dans l’école des Franciscains se trouve un centre pour enfants autistes mais aussi un atelier de tricot que Sœur Antoinette a mis en place. Elle et les autres sœurs tricotent de nombreux articles : des écharpes, des bonnets, des décorations de Noël et même des vêtements. La qualité de la laine est très bonne et la technique impeccable. Je craque pour une crèche et des petites décorations pour le sapin : c’est la tradition avec ma mère, je lui ramène des décorations de Noël des pays où je voyage. Elle ne recevra pas cela avant l’année prochaine mais ce n’est pas grave, j’en profiterai en attendant.

Les ventes de ces créations servent à faire fonctionner l’école mais aussi aux réfugiés dont s’occupe Sœur Antoinette. Cette rencontre me réchauffe le cœur. Au milieu du chaos, cette lueur d’humanité me rappelle que l’important est de donner le meilleur de soi-même chaque jour pour les autres.

Je suis de plus en plus pessimiste sur l’état du monde et surtout sur tous les gouvernements. Quand je vois ce qu’il se passe en France, je me sens vraiment inquiète quant à l’avenir de notre pays. Et quand je regarde ce qu’il se passe dans le monde, j’ai du mal à avoir beaucoup d’espoir. Mais lorsque je rencontre des personnes comme sœur Antoinette, des personnes qui dédient leur vie à celle des autres, je me rappelle que les petites actions sont actuellement les actions importantes. Ce sont celles qui ont du sens. Si chacun d’entre nous était réellement bon, désintéressé et faisait le maximum pour l’autre, la vie serait plus facile pour nombre d’entre nous.

Une amie soudanaise m’a dit un jour, lorsque je lui disais que je souhaitais me réorienter vers l’humanitaire, que je ne devais pas avoir l’ambition de tout changer et que je devais accepter les petites victoires. Dans le Coran il est d’ailleurs écrit : « Sauvez une vie, c’est sauver l’humanité toute entière ». Ce n’est pas toujours facile d’accepter qu’on n’est que peu de chose, qu’on a un impact seulement limité sur le monde, mais parfois de petites rencontres nous rappellent que ce peu de chose représente en réalité beaucoup pour d’autres. Au cours de mes voyages, j’ai d’ailleurs rencontré tout un tas de belles personnes qui m’ont redonné foi en l’humanité et je souhaite vous les partager avec une nouvelle rubrique qui s’appellera « Les belles personnes ».

Samedi matin, nous avons rendez-vous à neuf heures pour une visite guidée des souks restaurés. Le rendez-vous est donné en face de la Mosquée des Omeyyades, en grande partie détruite pendant la guerre. Le minaret haut de 47 mètres a été pulvérisé et il est aujourd’hui en reconstruction. Chaque pierre à l’intérieur de la cour faisait partie du minaret et l’on essaie de le reconstruire à l’identique.

 

Tout autour de la mosquée se trouvaient de nombreux souks qui ont été détruits pendant la guerre comme la majorité des bâtiments dans ce quartier.

 

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Mais les commerçants ont décidé, de leur propre initiative, de reconstruire et rénover les souks. Cela a également été l’occasion de tout uniformiser et de rebâtir selon les traditions. Les rideaux de fer des devantures ont été remplacés par de magnifiques portes en bois par exemple. Une partie du souk est désormais rénovée mais seulement de l’extérieur : l’intérieur des rénovations sera à la charge du petit commerçant qui prendra l’échoppe.

 

Les éternels gardiens.

Après la visite des souks, et puisque le départ approche déjà et que je ne peux quitter Alep sans acheter son célèbre savon, je me rends chez Monsieur Ahmed pour en acheter un bon kilo.

Nous allons ensuite prendre un café avec Mylène et deux de ses amies présentes pendant la visite des souks. La discussion tourne vite vers les difficultés financières dans le pays et la difficulté pour tous de gérer cette vie compliquée. Beaucoup de Syriens ont une partie de leur vie au Liban, de la famille, un appartement, des affaires, un compte en banque. Mais comme la situation se dégrade également au Liban, tout devient compliqué. Ne serait-ce que pour se rendre au Liban : le taxi entre Damas/Alep et Beyrouth coûte très cher par rapport à la valeur de la livre syrienne, et avec le corona les mesures sanitaires compliquent encore plus la tâche.

Sur le chemin du retour chez Mylène, nous traversons la ville pour déposer les amies de Mylène. A chaque rue, un souvenir, une anecdote sur un temps révolu, balayé par la guerre. L’une d’entre elles dit alors : « Chacun pleure son passé », il ne reste plus que cela.

Nous quittons les amis de Mylène et rentrons chez elle pour un dernier déjeuner ensemble. Après toutes les émotions de ce week-end, nos conversations sont enflammées et il est agréable de pouvoir échanger de manière aussi riche, chacune avec son vécu, son histoire, ses expériences, et toujours l’oreille et le cœur ouverts à l’autre.

Encore une fois Mylène, merci pour tout, ton accueil, ton temps, ton énergie, ta douceur et tout ce que tu as partagé avec moi <3

Vers 14 heures, le taxi est là pour me ramener à Damas. Sur le chemin du retour, contrairement à la dernière fois, il fait jour et je vois donc le paysage. Jusqu’à Homs ce ne seront que des destructions. Des villages anéantis désertés ou bien occupés par des militaires. Elle semble bien loin ma bulle damascène.

Peu avant d’arriver à Damas, lorsque je reconnais la route puis lorsque nous entrons dans la ville, j’ai la douce sensation de rentrer « chez moi ». Je reconnais les rues, les bâtiments, les cafés, les décorations, les rues où habitent mes amis. J’ai cet agréable sentiment : ça y est, je suis réellement chez moi ici.

Chronique syrienne #6 – Alep