Ma récente lecture du livre « Les femmes aussi sont du voyage » de Lucie Azema m’a énormément travaillée. Surtout après les questionnements qui ont traversé mon été. Ce livre tombait à pic. J’ai parfois l’impression que le destin nous guide vers un livre, comme s’il était la réponse que l’on attendait. Ce fut le cas ici.
« Mais t’as pas peur ? »
Combien de fois ai-je entendu cette question ? La première fois que j’ai voyagé seule, j’avais 23 ans. Je venais de me séparer de la personne avec qui j’étais depuis 4 ans et je ressentais le besoin depuis quelque temps de me prouver que je pouvais partir en voyage seule avec mon sac-à-dos. Quelques années plus tôt, c’est la lecture d’un autre livre qui m’avait beaucoup touchée et inspirée : l’autobiographie d’Agatha Christie. L’autrice mondialement connue y raconte notamment comment elle est partie seule au Moyen-Orient à une époque où les femmes ne voyageaient pas ou peu. À la fin de cette lecture, je me suis promis de partir moi aussi un jour seule.
Pour ce premier voyage en solo, la destination s’était imposée d’elle-même : mon amie Sarah travaillait à Bergen, en Norvège, pour quelques mois, je partais donc lui rendre visite quelques jours avant de partir solo dans le but de rejoindre le Cap Nord. J’ai longé la côte norvégienne, en passant par la magnifique ville de Trondheim, les îles Lofoten et Tromsö avant d’arriver dans le grand Nord au-dessus du cercle polaire. J’ai voyagé en train de nuit, campé dans une tente au bord d’une falaise avec deux jeunes que je venais de rencontrer, j’ai été récupérée dans un bus de voyageurs septuagénaires allemands qui m’ont nourrie de pommes et de bonbons, j’ai rencontré Natalie, une voyageuse australienne qui m’a amenée avec ses amis en van jusqu’au Cap Nord, je me suis cachée dans une voiture pour ne pas payer la taxe, beaucoup trop élevée, du passage vers le grand Nord, je me suis réveillée dans l’horreur de l’attaque terroriste d’Oslo, j’ai été attaquée par une mouette énorme à Tromsö, bref j’ai vécu mes premières aventures en solo.
Je me rappellerai toute ma vie de l’émotion que j’ai ressentie quand je suis enfin arrivée au Cap Nord face à cette structure métallique et face à l’Arctique. Pendant des semaines j’avais planifié ce voyage. Je m’imaginais traversant les villes, rencontrant des gens, montant petit à petit vers mon but. Tout à coup j’y étais, je l’avais fait : 2 semaines solo !
L’année suivante, j’avais planifié un voyage de cinq semaines en Chine avec une amie chinoise, mais quelques jours avant le départ, elle ne peut finalement pas partir. Qu’à cela ne tienne, je décide de partir quand même, seule. J’ai fait plus près de 6000 kilomètres à travers la Chine, rencontré des tonnes de personnes, dormi dans des trains, dans des bus, dans des gares, je me suis libérée de mon blocage avec la nourriture, j’ai fait du vélo avec des Tibétaines, j’ai gravi la Grande Muraille de Chine et je me suis prouvée encore une fois que j’étais capable de bien plus que ce que je ne le pensais.
La sécurité
C’est la notion qui revient le plus derrière cette question de la peur.
Bien sûr, il m’est arrivé des mésaventures en voyage, j’ai parfois eu peur, j’ai cru qu’il allait m’arriver quelque chose.
Pourtant je pense que la question autour de la notion de sécurité est en réalité bien plus profonde et révèle vraiment une manière de voir les femmes. Nous sommes éduquées en tant que femmes dans cette idée que le monde dans lequel on vit est dangereux, notre société est dangereuse mais particulièrement pour nous. Alors en tant que femme, nous devons avoir un comportement sécurisant, ne pas faire de vagues, on ne doit surtout pas se mettre en danger parce que sinon se pose la notion de la responsabilité. Lorsqu’on est une femme, c’est comme si nous étions responsables de ce qui nous arrivait parce que nous n’aurons pas écouté les conseils avisés, les recommandations, les mises en garde, les avertissements de personnes qui n’ont d’ailleurs souvent jamais mis les pieds loin de chez eux. Et s’il nous arrive quelque chose, c’est que finalement on l’a bien cherché. Cette responsabilité n’existe pas pour un homme. Un homme qui va partir, on va le trouver courageux, aventurier, on ne va pas lui poser la question, je ne pense pas que mes amis garçons qui sont partis en voyage tout seul aient entendu la fameuse question « Mais t’as pas peur ? ».
Dans notre quotidien, nous recevons déjà une multitude de mises en garde, on va avoir peur si tu sors le soir, si tu mets un vêtement qui dévoile ta peau, etc. Déjà que la zone de confort est considérée comme dangereuse, alors partir en voyage, quitter cette zone de confort c’est comme si on avait tout un tas de dangers à affronter, c’est une sorte de transgression.
Je pense qu’il y a un équilibre à trouver. Je pense que le monde est dangereux et violent de manière générale. Mais il l’est partout. Et je pense aussi qu’il n’est pas aussi dangereux, violent et aussi foncièrement mauvais que ce qu’on l’entend. Les deux existent et cohabitent et tout dépend de l’endroit où on choisit de regarder. Il ne s’agit pas d’être naïf, il faut faire attention de manière générale dans la vie car nous pouvons tous être victimes mais il ne faut pas se laisser enfermer par la peur. Justement, Lucie Azema mais aussi Sarah Marquis, aventurière suisse dont j’ai dévoré tous les livres, parlent de cette peur en disant qu’elle doit être un carburant, quelque chose qui va guider nos actions car elle est un signal d’alarme, elle permet de faire attention, de rester sur ses gardes mais il ne faut pas se laisser submerger. Il faut l’accueillir, l’écouter et ajuster ses comportements et ses décisions en fonction d’elle mais il ne faut pas qu’elle nous freine de tout faire.
Je me rappelle lorsque je faisais une formation à la Croix Rouge, on nous avait expliqué que l’un des taux de mortalité le plus important était les accidents domestiques. Dans un milieu de confiance, on ne fait plus attention, on n’est plus vigilant. Un peu comme les routes du quotidien où on conduit en automatique. Là où on a le plus de chances de mourir finalement, c’est chez soi. On frôle en réalité la mort des dizaines voire des centaines de fois dans notre vie sans nous en rendre compte. Mais l’inconnu est bien plus effrayant que le quotidien qui n’est pourtant pas moins dangereux.
En revanche quand on est en voyage, toutes les personnes je pense, et particulièrement celles qui voyagent seules, peuvent témoigner du fait que l’on s’écoute beaucoup plus et je crois que c’est une clé essentielle pour voyager. Lorsque l’on perd tous ses repères comme c’est le cas en voyage, on ne peut plus compter que sur soi-même. On est très vigilant et à l’écoute de ses intuitions, on fait attention aux signaux. Il ne faut pas se dire que l’on va passer pour une idiote ou pour la nulle, il faut toujours s’écouter. Si tu n’as pas envie de dormir dans cet hôtel parce que tu ne le sens pas, même sans raison apparente, ne le fais pas. Si tu ne veux pas suivre ce groupe de personnes en soirée ou autre, ne le fais pas. C’est la clé, le corps sent beaucoup de choses et est capable de détecter tout un tas de dangers.
La fois où je me suis sentie le plus en danger, c’est justement un jour où j’ai préféré ignorer mes intuitions. J’étais arrivée la veille dans la nuit à Moscou, je venais commencer un nouveau travail. Le lendemain, j’avais passé la journée dans ma nouvelle école, mes collègues ont insisté pour que je vienne boire des bières avec eux à coup de « Oh ça va moi le premier soir j’ai dormi à 4h et j’avais cours à 8h ». Je n’ai pas voulu passer pour la fille nulle alors j’y suis allée même si dès le début je ne me sentais pas bien et j’avais envie de rentrer chez moi pour ranger mes affaires. J’ai fini par prendre le dernier métro pour rentrer chez moi. Je n’avais pas de smartphone à l’époque et je rentrais chez moi à pied pour la première fois avec une simple carte que j’ai évidemment mal lue. J’ai fini par me perdre et un homme m’a suivie et a tenté de m’agresser en bas de chez moi. Même si en soi, ce n’est pas de ma faute et je ne suis pas responsable du comportement de cet homme, je m’en suis tout de même énormément voulue de répondre à la pression du groupe plutôt que de m’écouter et ça m’a servi de leçon.
Comme le disait la grande exploratrice Alexandra David-Néel, je préfère mourir au fin fond de la Chine en train de faire ce que j’aime et d’explorer le monde que chez moi dans une vie où je ne suis pas épanouie. Ce n’est pas parce qu’on voyage qu’on est invincible non plus, ce n’est pas parce que je me sens en sécurité dans le monde arabe qu’il ne m’arrivera jamais rien, ici ou ailleurs, mais je sais que le risque est une possibilité dans la vie quotidienne où que l’on soit et je ne veux pas m’arrêter à la peur.
La question de la stabilité
Mais la sécurité n’est pas la seule notion qui se cache derrière cette question de la peur. Il y a aussi la notion de stabilité, l’incompréhension face à l’acte de voyager seule ou bien face à un choix de vie différent. Cette question cristallise toutes les représentations quant aux rôles que l’on impose aux femmes dans notre société. Car il s’agit bien du fait d’être une femme. : « Quand vas-tu te poser ? Quand vas-tu te stabiliser ? », et surtout cette question : « Mais tu ne veux pas avoir des enfants un jour ? ». Ces questions-là, on ne les poserait pas un homme qui voyage ou qui vit à l’étranger, même la trentaine passée. À 33 ans, combien de fois ai-je entendu ces questions, même si elles ne partent pas foncièrement d’une mauvaise intention, elles sont d’ailleurs aussi souvent le miroir des propres angoisses de la personne. De mon côté, je les entends à peu près depuis mes 27/28 ans. On ne perçoit pas du tout les femmes qui voyagent de la même manière que les hommes qui voyagent. Eux ont cette liberté de mouvement mais aussi cette liberté d’avoir la vie qu’ils veulent avoir, sans pression sociale constante.
Parfois je me dis qu’effectivement, revenir vivre en France, ce serait quand même plus simple que d’être en Syrie à gagner des cacahuètes ! Oui mais je les savoure mes cacahuètes. J’ai appris à gérer mes cacahuètes et à les apprécier au maximum. Je n’ai pas le CAPES et je travaille en contrat local depuis des années donc mon salaire n’est jamais très élevé. Ici en Syrie, c’est le salaire le plus bas que j’ai jamais eu ! La question s’est donc posée tout de même l’année dernière avant de renouveler mon contrat. Et chaque fois je me fais la même réflexion pour m’aider à décider : quand je serai vieille, assise dans mon appartement, entourée de mes chats et de mes livres, qu’est-ce que je me dirai ? « Ohlala entre 2020 et 2022 je ne gagnais vraiment rien du tout en Syrie ! » ou bien « Ohlala entre 2020 et 2022 j’ai vécu des choses incroyables en Syrie ! ». La réponse était ainsi vite trouvée.
Alors souvent, à la question « Mais t’as pas peur ? », je réponds : « Peur de quoi ? ».
Ma plus grande peur, c’est celle de passer à côté de ma vie, que la peur me paralyse et m’empêche de prendre mes propres décisions, me détourne de mes projets, de rencontres fabuleuses, de moments merveilleux.
Ma plus grande peur ce n’est pas la mort, c’est de ne pas vivre.