Alors ? C’est comment la Syrie ?

C’est la question que j’ai bien évidemment le plus entendue cet été pendant les quelques semaines passées en France.

Comme toujours, comme à chaque retour ou chaque passage en France, difficile de mettre des mots, d’expliquer en quelques phrases la complexité d’une telle expérience.

Il y a d’abord la passion. Celle que j’éprouve pour ce pays. Même si l’attachement a été un peu plus long à se mettre en place qu’en Égypte, aujourd’hui je sais que j’aime énormément ce pays et que je ne me voyais pas du tout repartir après une seule année scolaire. Il y a la passion pour l’histoire riche d’un pays complexe et l’amour inconditionnel pour sa NOURRITURE.

Il y a ensuite le grand questionnement perpétuel. Celui de ma légitimité à être en Syrie en tant que personne blanche qui a le droit d’aller vivre et travailler dans ce pays après 10 ans de guerre et alors que de nombreux Syriens ne peuvent pas, eux, rentrer chez eux. La légitimité concernant le regard que j’apporte sur ce pays à travers les réseaux sociaux et ce blog.

Il y a la complexité des émotions éprouvées. Le bonheur d’être dans un pays que j’aime, où j’apprends beaucoup, où j’ai rencontré tout un tas de personnes incroyables un peu partout sur le territoire, où je vis des moments forts. Mais aussi toutes ces émotions plus dures face à la réalité d’un pays qui a vécu la guerre, où tout le monde en a été impacté d’une manière ou d’une autre, où chacun a son histoire. Ces émotions face aux destructions. En périphérie de Damas, à Homs, à Alep, sur les routes. Ce désespoir face aux conditions de vie des Syriens qui ne cessent de se dégrader. La crise économique qui frappe de plein fouet le pays, causée par la guerre mais surtout par les sanctions internationales, l’impossibilité du pays à y faire face, les conditions de vie qui en découlent : les coupures d’électricité de plus en plus longues, les files de voitures qui ne tarissent pas à la station-essence, les semaines sans sucre, sans farine, les prix qui flambent chaque semaine.

Chaque retour en France est de plus en plus difficile. J’ai la sensation de m’éloigner de plus en plus de cette réalité. Cette année particulièrement, je n’étais pas rentrée depuis 10 mois, c’était la première fois que je restais aussi longtemps hors de France, mon maximum jusqu’à présent était 6 mois. Et bizarrement, la France ne m’avait pas manqué, je n’ai pas eu le mal du pays une seule fois et je n’avais même pas spécialement envie de rentrer. Quand je suis rentrée cet été, j’ai passé deux semaines dans un état transitoire où mon corps se trouvait en France mais mon esprit et mon cœur, eux, étaient restés en Syrie. Ma vie est tellement différente de celle de mes amis et de beaucoup de Français de manière générale, qu’il y a des choses, pourtant toutes bêtes, que je ne comprends plus. Il y a 10 jours, je monte dans le train pour aller à Paris. J’étais accompagnée d’un ami et nous n’avions pas acheté nos billets en même temps donc on était placés à quelques rangées de différence. On s’était dit qu’on demanderait tout simplement à l’une des personnes d’échanger nos places comme ça se fait. En arrivant près de ma place donc, je demande à la personne si elle veut bien échanger pour qu’on soit à côté avec mon ami. Tout de suite, je sens que ça va être compliqué, la personne, une jeune femme d’une trentaine d’année, est très hésitante, elle regarde en direction des quelques rangées qui séparent son siège et celui où je lui demande d’aller, elle se lève à moitié, se rassoit, soupire puis finit par y aller de très mauvaise humeur. Je ne comprends tout simplement pas sa réaction. Je n’arrive pas à concevoir en quoi le fait d’aller s’assoir à quatre rangées d’écart la dérange. Je m’assois, incrédule, et la jeune femme revient pour me signifier de manière agressive qu’il y a des gens qui payent pour être seuls et que je devrais avoir ça en tête la prochaine fois que je fais une telle demande. Je commence à me lever et lui dit qu’on va juste changer de place pour qu’elle arrête de me saouler mais elle s’est déjà enfuie et mon ami me fait signe de me calmer. Je fonds en larmes. Je ne comprends pas. Je sais que ma réaction est stupide mais je n’arrive tout simplement pas à concevoir sa réaction. Qu’est-ce qui était compliqué ? En quoi le fait de s’avancer de quatre rangées était un acte difficile ? A ce moment-là, je hais les Occidentaux et leur confort de merde qui leur font avoir des réactions ridicules. Ok, je me calme. Je ne connais pas sa vie. À priori, elle voulait juste être seule et elle n’a pas compris que dans tous les cas elle aurait eu mon ami à côté d’elle. Peut-être que c’était une journée de merde, peut-être qu’elle a une vie de merde, et que juste là, ma demande, c’était trop.

En France, j’ai cette culpabilité d’avoir droit de passer si facilement d’un pays à l’autre grâce à mon passeport. Le simple fait d’être née au « bon endroit » me permet d’avoir des droits que plus de la moitié de la population n’aura jamais. Cette frustration que ressentent les Occidentaux depuis le depuis de la pandémie, de ne pas pouvoir se déplacer comme ils l’entendent, ce sentiment d’être bloqués, de ne pas avoir le droit de voyager, c’est pourtant une réalité quotidienne pour une grande partie de la population dans le monde.

Il y a aussi la distance qui permet tout à coup de faire face à ce que l’on a vu pendant 10 mois. Il y a quelques jours à Paris, j’ai rencontré une amie qui rentrait tout juste de Syrie où elle avait passé 3 semaines. Elle était partie voir sa famille à Alep et avait vu les destructions, écouté les témoignages de sa famille, constaté les nombreux traumatismes laissés par la guerre. Sur place, elle n’a pas pleuré, sentait qu’elle était touchée mais ne l’avait pas exprimé. C’est en rentrant en France que le choc l’a rattrapée de plein fouet. C’est ce qui m’est arrivé aussi. J’ai eu la sensation en revenant en France de prendre conscience de tout ce que j’avais vu et entendu, que tout me submergeait et que je devais tout à coup affronter tout cela. Et encore, ce n’est rien, je ne suis bien évidemment pas à plaindre car ce que je vis n’est rien comparé à tout ce que ces gens vivent. Je ne fais qu’être témoin de leur souffrance quand ils la subissent en permanence.

D’un point de vue plus personnel, il y a eu aussi le décalage en rentrant en France. J’ai toujours été plus ou moins en décalage avec mon entourage, depuis 2013, j’ai vécu à moitié en France et à moitié au Moyen-Orient. Depuis 2018, je vis vraiment au Moyen-Orient et l’été dernier j’ai rendu mon appartement avignonnais que je sous-louais depuis quelques années. Je n’ai aujourd’hui plus d’attaches matérielles avec la France, à part mes cartons de livres et de bibelots qui prennent la poussière dans le grenier de mes parents. Mais cet été, j’ai ressenti un plus grand décalage que d’habitude. J’ai 33 ans et la plupart de mes ami*e*s sont désormais en couple, marié*e*s et ont pour beaucoup des enfants. Le fait de rentrer chez mes parents m’a énormément angoissée, l’idée de passer 2 mois en France ne me convenait pas du tout.

J’ai tout de même été heureuse de retrouver tout le monde, de rencontrer les bébés nés en mon absence, de célébrer un mariage, de vadrouiller à droite à gauche pour voir le maximum de personnes, passer un peu de temps à Paris et à Marseille, bombarder mes chats de photos et bien manger.

Un mariage entre la Provence et la Kabylie.
Marseille, je t’aime toujours autant.
Naguib <3
Paris mon amour.
La superbe exposition « Divas du Monde Arabe » à l’Institut du Monde Arabe.

Pourtant pour la première fois depuis longtemps, je me suis sentie seule. J’ai réalisé, c’est pourtant si logique, que tout le monde menait sa vie et que j’étais un peu comme un cheveu sur la soupe. Je m’étais imposée toute seule une petite pression sociale de devoir absolument rentrer en France tout l’été pour voir tout le monde, mais j’ai réalisé que je passais aussi à côté de mes désirs et que j’avais besoin de temps pour moi, pour réaliser mes envies et mes projets. C’est l’autre côté du miroir, le sacrifice à faire lorsque l’on vit à l’étranger. Il y a un moment où « chez soi » ce n’est plus vraiment chez soi. Chez soi c’est un ailleurs, qui change souvent. Ce qui est bizarre c’est qu’aujourd’hui, je n’ai pas de mal à m’adapter à un nouvel environnement, un nouveau pays, une nouvelle langue, etc., mais j’ai toutes les peines du monde à me réadapter à mon propre pays pour quelques semaines. Je sais qu’il faudra du temps pour trouver l’équilibre, qu’il tiendra un temps puis qu’il changera à nouveau. Mais j’ai la chance d’être entourée de personnes compréhensives et bienveillantes qui savent accueillir mes états d’âme et m’entourer de tout leur amour.

J’ai finalement pris un billet d’avion pour Beyrouth et c’est donc de la capitale libanaise que je vous écris. Je vais passer quelques semaines ici avant de rentrer à Damas. Tout est revenu dans l’ordre dans mes émotions depuis que j’ai remis les pieds de l’autre côté de la Méditerranée.

Même si certains adieux, un en particulier, furent difficiles, je sais que je suis là où je dois être, à vivre la vie que j’ai choisie et que j’aime.

#PQLA

 

Chronique syrienne #15 – Alors ? C’est comment la Syrie ?