Je me rappelle clairement ce que j’ai ressenti dans le bus depuis Marrakech pour Ouarzazate, la première fois que j’ai franchi les portes du Monde Arabe en janvier 2013. Cette sensation de découvrir un monde où tout m’était jusqu’alors inconnu. J’ai passé plusieurs mois à faire mon stage de Master à Ouarzazate, une parenthèse hors du temps, aux portes du désert, où la vie suit tranquillement son cours. J’ai passé mon temps à aller à l’école, me promener dans les rues de la ville, aller faire mes courses au marché, apprendre à cuisiner le tajine, passer des midis à rire chez ma famille d’accueil, aller boire le thé au café du coin. J’ai eu l’impression de mettre ma vie sur pause pendant quelque temps, j’ai appris à prendre le temps, à laisser couler, à ne pas m’énerver tout de suite, à profiter…
Je me rappelle que quand j’ai mis les pieds au Caire la première fois il y a six ans, j’ai su instantanément que j’allais vivre quelque chose de fort là-bas. C’était comme si cette ville m’attendait. J’ai été tout de suite fascinée par cette ville, j’ai senti son énergie m’envahir dès les premiers jours. J’y ai vécu des moments forts. J’étais supposée rester un mois mais je savais dès le départ que j’allais rester bien plus longtemps. Et c’est ce qui s’est passé. Après le supposé mois, je suis rentrée en France passer ma soutenance de mémoire, puis 10 jours plus tard, je repartais pour un temps indéterminé. S’ouvrait ainsi un chapitre passionnel long de six ans avec ce pays merveilleux. Le Caire fut pourtant une véritable claque. Vivre dans cette ville m’a complètement transformée. C’est une ville épuisante de plus de 20 millions d’habitants, très polluée, conservatrice, avec un fort taux de pauvreté. Une ville qui a été très affectée par la Révolution et qui se remet doucement, mais où les problèmes subsistent. Au fur et à mesure de mes voyages là-bas, j’ai appris à me débrouiller seule, à ne pas me faire arnaquer dans le taxi ou au marché, à négocier au souk, à me débrouiller un maximum en arabe, à déambuler dans les rues du Caire, à connaître les lieux intéressants et alternatifs de la ville… Bref à y vivre. Et cette expérience m’a beaucoup fait grandir et m’a donné confiance en moi. Mais ça a aussi, et surtout, été une grosse claque personnelle quant à ma manière de vivre. Je ne pourrai jamais décrire ce que j’ai vu dans les yeux de tous ces jeunes qui m’ont raconté leur Révolution. Ce qu’ils ont vécu et subi pendant près de 4 ans. Lorsque je suis arrivée, la Révolution venait de prendre fin et l’actuel président Sissi venait d’être élu. Tout était encore frais dans les mémoires de ces gens-là. Ils ont partagé avec moi tous leurs souvenirs et leurs émotions et j’ai réellement pris conscience à ce moment-là de mon statut de privilégiée. C’est à ce moment-là que la remise en question sur ma manière de vivre a débuté et que j’ai réellement commencé à changer ma façon de vivre et surtout de consommer. Après de nombreux voyages, j’ai finalement décidé de déménager au Caire en 2018, sans savoir réellement ce que je voulais faire exactement ni combien de temps je voulais rester. Je suis finalement restée 2 ans en travaillant comme professeure de français dans un collège tenu par des bonnes sœurs. Une expérience unique qui m’a donné un nouveau regard sur le pays. J’ai partagé le quotidien de ces adolescentes, découvert l’Égypte à travers leurs yeux, vécu des moments forts et intenses, l’amour-haine avec les Sœurs, retrouvé mes amis égyptiens, voyagé encore et toujours dans mon pays d’amour et découvert de nouvelles merveilles.
Je me rappelle précisément de la première image que j’ai vue en Palestine, la première photo que j’ai prise dans le bus après avoir enfin passé le poste-frontière. 10 ans que j’attendais de m’y rendre. J’ai vécu 3 mois d’une intensité incroyable, pleins de doutes et de remises en question, de tristesse et de colère mais aussi de joie et de moments partagés. J’étais venue dans le but de voir ce qui se passait vraiment là-bas et de soutenir, je ne savais pas encore de quelle manière, la population. J’ai donc fait du volontariat pendant 3 mois, tu peux lire les articles à ce sujet ici et là. Ça a été la seconde grosse claque de ma vie. Après l’expérience de la Palestine, le retour en France a été douloureux. J’ai réalisé que je ne voulais plus seulement changer les choses chez moi avec ma façon de consommer par exemple (même si ces valeurs me tiennent toujours à cœur), mais que je voulais prendre part au combat de manière plus concrète, plus intense et surtout sur place. Six mois après mon retour, je repartais donc « là-bas » pour m’installer au Caire quelques temps.
Je me rappelle la sensation que j’ai eue en traversant le Liban pour rejoindre la Syrie, en passant une nouvelle frontière qui m’ouvrait les portes de nouvelles aventures. Depuis deux mois, je découvre un nouveau pays arabe et cela ne fait que renforcer mon amour pour le Moyen-Orient. Alors que je disais depuis un an que j’allais faire une pause du Moyen-Orient, il m’a rattrapée sans que je n’y puisse rien car de toute manière c’est plus fort que moi (mon tattoo « Ghasb 3ani » : « C’est plus fort que moi », n’est d’ailleurs pas là par hasard). Je dois tout de même avouer que comme destination, je ne m’y attendais pas ! C’est pourtant ici à Damas que se déroule donc ma nouvelle aventure. Ma vie en Syrie m’apporte, et c’est toujours bizarre de dire cela vu le contexte de sortie de guerre du pays, une grande sérénité, mais elle me confronte aussi à une autre réalité que je n’avais jusque-là jamais vécue : les conséquences et les restes d’un pays en sortie de guerre, et me donne encore une fois la volonté de m’engager pour apporter ne serait-ce qu’un soupçon d’aide d’une manière ou d’une autre.
On me pose souvent la question « Pourquoi le Monde Arabe ? ». C’est vrai qu’il y a de quoi être étonné quand on voit ma tête de rouquemoute tatouée. Jamais je n’aurais pensé que ma vie prendrait cette tournure et que je finirais complètement happée par cette région du monde. Quand j’étais adolescente et jeune adulte, je n’avais que l’Europe du Nord en tête. Je rêvais d’être styliste à Londres, j’y passais quelques jours chaque année. Je rêvais de Grand Nord alors j’ai voyagé en Suède puis en Norvège (mon premier voyage solo). J’ai passé une année Erasmus à Berlin et voyagé à droite à gauche. Rien ne me prédestinait au Monde Arabe. Ça a été un long processus qui a lentement pris possession de toute mon âme. Ces sept dernières années j’y suis partie de plus en plus loin et de plus en plus longtemps. Et petit à petit ce monde ne me quitte plus jusqu’au point de non-retour dans lequel je me trouve actuellement où je ne me vois carrément plus vivre sans lui.
Outre le fait que je suis convaincue que dans une autre vie j’étais mariée avec Salah El Din et que mon inconscient me relie à cette partie-là de ma vie, je crois qu’il y a plusieurs raisons à cette passion.
Je crois que ce que j’aime là-bas, c’est le défi que cela représente. Le Maroc était pour moi une belle et tranquille entrée en matière avec le Monde Arabe. Certes chaque pays est (très) différent mais on peut quand même trouver des similarités culturelles à peu près tous les pays arabes. J’ai pu tranquillement me familiariser avec les codes sociaux, le rapport au temps, à la famille, à l’Occident, etc. Puis l’Égypte m’a endurcie et renforcée, m’ouvrant les yeux sur une autre réalité du monde et sur ma condition. La Palestine m’a bouleversée et a remis en question tous mes choix de vie, même ceux qui me semblaient solides, pour m’envoyer vers une autre vie. La Syrie me porte doucement vers une autre direction, plus loin dans l’engagement. J’aime ce que le Monde Arabe a fait de moi : une personne plus forte et plus courageuse, il m’a rendue plus extravertie, m’a appris à beaucoup relativiser et à m’engager.
Il m’offre également chaque jour ses richesses à travers ses cultures que ce soit en traditions, coutumes, livres, musiques, cinéma… J’aime le cinéma de Nabil Ayouch, Youssef Chahine, ou Lyes Salem, les romans d’Alaa El Aswany, Naguib Mahfouz et Tahar Ben Jelloun, les BD de Zeina Abiracheb ou Riad Sattouf et beaucoup d’autres. J’ai d’ailleurs sur ce blog une page où je note les références des œuvres littéraires et cinématographiques que j’ai lues/regardées. Quand on commence à s’intéresser au Monde Arabe, la richesse de son histoire et de ses cultures est un puits sans fin.
Mais la raison majeure qui m’a fait aimer le Monde Arabe, ce sont les gens. On peut adorer une ville, un pays, on ne reste que si l’on a rencontré de belles personnes. Et dans ce Monde Arabe, j’en ai rencontré à la pelle des gens fabuleux. Ça a d’ailleurs commencé loin du Monde Arabe, en France. Tout d’abord avec mes élèves issus de l’immigration, et ils ont été nombreux, qui ont permis d’éveiller en moi deux passions : le Monde Arabe et l’enseignement. Puis avec des amis proches. Les deux personnes qui m’ont le plus marquée et qui m’ont doucement amenée vers ce destin-là, sont mes amies Meriem et Amina.
Meriem est une ancienne collègue avec qui j’ai travaillé comme surveillante en 2011-2012. Le coup de foudre amical a été immédiat et nous n’avons jamais quitté la vie de l’autre depuis. Elle est la personne qui a réellement commencé à m’ouvrir les yeux sur le Monde Arabe, les gens et la beauté de la religion musulmane. Elle m’a ouvert les portes de sa vie et de sa famille et m’a permis plus tard de partir en stage au Maroc, accueillie par une partie de sa famille qui m’a, à son tour, fait entrer dans leur vie, leur culture et leur intimité. Aujourd’hui mon amitié avec cette femme, d’une bonté et d’une douceur infinies, est intacte, près de dix ans après notre rencontre et malgré les kilomètres. Elle est mon alter égo en terme de sensibilité et nos moments partagés sont toujours intenses en émotion.
Amina est également une ancienne collègue avec qui j’ai travaillé en 2014 dans un autre établissement scolaire. Ici aussi, le coup de foudre amical a été immédiat. Outre les fous rires quand nous rentrions de la piscine à deux sur mon vélo, nous avons partagé six mois très forts en discussions et en échanges. Elle a continué mon éducation en culture arabe, langue et religion. C’est d’ailleurs elle qui m’a conseillé l’un de mes livres préférés « Aïcha, la bien-aimée du Prophète ». J’ai eu la chance de la rencontrer et de passer ces quelques mois avec elle, avant que chacun ne prenne son propre chemin. Je sais que notre rencontre m’a marquée à jamais et que notre amitié perdure également malgré le temps et les kilomètres.
Une fois arrivée dans le Monde Arabe, les rencontres fabuleuses ne se sont pas taries, loin de là. Dès mon premier jour au Maroc, alors que j’étais à la gare routière de Marrakech et que j’attendais le bus qui me conduirait à Ouarzazate. Dans la salle d’attente, j’étais assise à côté d’une dame et son petit garçon alors âgé d’environ 8 ans. Je vois du coin de l’œil la femme indiquer à son fils de me proposer un des biscuits qu’il était en train de manger. J’accepte. Commence alors une belle amitié avec ma chère amie Houda que je revois à chacun de mes voyages au Maroc.
En Égypte, de nombreuses rencontres m’ont marquée à jamais. Bien entendu, il y a le seul et unique Naguib, mon Égyptien préféré, celui qui a changé ma vie et que je ne pourrai jamais remercier assez de m’avoir ouvert la porte de l’Égypte. Tous ses amis, Boda, Mahmoud, Abdu, Islam, Tuni, Mustafa, ceux que j’appelle « Les garçons » et qui sont mes plus proches amis au Caire. Ils m’ont complètement intégrée, m’ont montré comment survivre dans cette ville folle, m’ont appris des rudiments d’arabe et ont partagé avec moi leurs souvenirs, leurs espoirs, leurs doutes.
Alors oui le Monde Arabe, ce n’est pas tout rose. Il y a des problèmes, plein de choses qui ne vont pas, de grands changements nécessaires et des gens mauvais comme partout. Mais pour ma part, je crois réellement qu’il a fait ressortir le meilleur de moi-même et c’est pour cela que j’essaye de lui donner moi aussi en retour le meilleur de moi-même.
À tous mes amis, anciens, nouveaux, en France, au Maghreb ou au Moyen-Orient. Aux potes, aux frères, aux sœurs, aux collègues, aux passants. Aux Marocains, aux Algériens, aux Égyptiens, aux Palestiniens, aux Syriens.
Je vous aime, merci pour tout <3